le point du jour -- sofia & bea.

La lumière décroît lorsqu'enfin, Beatrice lève les yeux de son écran d'ordinateur. Elle s'aperçoit qu'elle est presque dans l'obscurité, signe qu'il est temps pour elle de mettre fin à sa journée de labeur.

Par le fenêtre, une vue à laquelle elle ne s'est pas encore totalement acclimatée : on devine au loin,  dans la pénombre, une langue de sable et derrière, les vagues. Dehors, à l'heure où le soleil se couche, tout est teinté de bleu profond, que seule la lune, et quelques lampadaires, viennent transpercer. Alors, Bea se sent soudain très loin de sa vie d'avant, comme si les kilomètres qui la séparaient de cette autre version d'elle se faisaient plus palpables. Elle ne sent surtout aucun regret, aucun manque, à distance des klaxons et des gratte-ciels. A distance, aussi, de celui qui lui a passé la bague au doigt, il y a maintenant cinq ans.

Elle rassemble ses notes et éteint l'ordinateur, en guise de clôture de la journée. Alors qu'elle ferme la porte de son bureau de directrice, Beatrice remarque, surprise, qu'elle n'est pas seule dans le Centre. Plus loin, une lueur provient d'une des salles d'études. Si sa mémoire ne la trompe pas - chose qu'elle fait rarement - il s'agit du lieu où travaille Sofia. Beatrice plisse le nez, ralentit le pas, hésite à pousser la porte. Sa nouvelle collègue n'a, jusqu'à présent, pas fait preuve de beaucoup de bonne volonté à son égard, et la tentation est grande de lui rendre la pareille. Mais la nouvelle directrice sait que, si elle veut tenir à ce poste, mieux vaut jouer la conciliation. Par le hublot de la porte, son doute se confirme : voilà Sofia, studieusement penchée sur une liasse de documents.

"Working overtime, uh?" l'interpelle Bea en franchissant le seuil de la pièce comme on entre en terre inconnue. Plus encore que les profondeurs marines ou les confins du globe, le métier de manager recelle encore, pour elle, bien des mystères. Elle reste immobile, un sourire au bord des lèvres. "I was about to leave. Do you wanna stay here ?" complète-t-elle, comme se justifiant de cette interruption. La confrontation la démange, elle, pour qui les relations humaines sont si complexes à naviguer. Mais avec Sofia, elle n'a pas envie de fuir, espérant encore pouvoir éclaircir la situation. Après tout, elles ont sans doute plus en commun qu'elles ne le pensent.

Sofia est plus que habituée à travailler jusqu'à tard dans la soirée voire la nuit. Une habitude qu'elle a pris lorsqu'elle était encore à l'université lorsqu'elle s'est rendue compte que sa concentration était accentuée une fois la nuit tombée. Le soleil, bien qu'elle soit reconnaissante quand il est de sortie - surtout dans le Massachussets - n'est pas le meilleur des compagnons de travail. Alors, elle préfère travailler la nuit, lorsque le monde est plus calme, lorsqu'elle peut entendre distinctement l'océan par dessus le cheminement de sa pensée, lorsque rien ni personne ne peut la déconcentrer. Et c'est pourquoi elle passe plus de temps qu'il ne lui est demandé au Centre, bien après que tout le monde soit parti. Surtout lorsqu'elle n'a personne qui l'attend.

Happée par le dossier sur lequel elle travaille depuis le matin, Sofia n'entend pas tout de suite les pas qui se rapprochent de la porte. Une porte derrière laquelle elle est enfermée depuis des heures si ce n'est pas toute la journée. Si elle en croit la lumière décroissante qui s'infiltre par les grandes baies vitrées, sa journée de travail a officiellement pris fin depuis au moins une heure, si ce n'est deux. La voix de Beatrice, la nouvelle directrice du Centre depuis peu, la fait légèrement sursauter. "Always," qu'elle répond instinctivement, sa voix enrouée après ne pas l'avoir utilisé pendant un bon moment. Le sourire qu'elle offre à Beatrice est au mieux crispé, au pire inexistant mais dans les deux cas, ne change pas de tous les autres sourires polis qu'elle lui a offert. De manière générale, Sofia met toujours un certain temps à se détendre lorsqu'elle rencontre quelqu'un. Loin d'être glaciale, elle a besoin de temps avant de se dérider ; ce qui lui a valu bien des surnoms dans sa jeunesse comme maintenant. Stuck-up bitch étant l'un des grands favoris. Mais avec Beatrice, ce qu'elle ressent est bien différent de cette distance habituelle qu'elle place entre elle et les autres. Beatrice, elle la méprise par principe. Elle qui a débarqué à Provincetown un beau jour parce que Dr Rhodes avait décidé de choisir une parfaite inconnue pour la remplacer plutôt que par Sofia, l'étudiante qu'elle avait pris sous son aile depuis plusieurs années. Sofia qui était parfaite pour ce rôle, qui ne manquait ni de motivation ni de connaissances. "Have a good evening. I will stay for a bit," qu'elle ajoute sèchement, montrant qu'elle est prête à travailler plus - toujours plus - que sa propre supérieure. Cette fois-ci le sourire qu'elle offre à Beatrice est plus condescendant qu'autre chose. Lorsque la brune ne prend pas congé, Sofia hausse un sourcil interrogateur. "Do you need something?" demande-t-elle, sincèrement curieuse sous une épaisse couche de sarcasme.

Si l'on demande à l'un.e de ses proches de décrire Beatrice, on pourrait obtenir bien des réponses. Insaisissable, d'après Hugo, son mari : essayer de l'arrêter, c'est comme chercher à attraper de l'eau. Toujours en mouvement, incapable de rester en place plus de cinq minutes. Tête brulée, diront ses parents, irréductibles sédentaires qui ne se sont jamais véritablement remis des pérégrinations de leur fille, adepte d'expéditions en milieu hostile (et les photos d'elle emmitouflée dans un igloo, comme elle a pu en transmettre les dernières années, n'y ont rien arrangé). Pour ses collègues d'autrefois, ce serait plutôt bourreau de travail, tant elle est incapable d'interrompre une tâche avant d'en être pleinement satisfaite. C'est sans doute ce qui lui a valu sa carrière, et son poste, aujourd'hui, à la tête du centre d'observation marine auprès duquel elle a grandi. L'enfant de Cape Cod, de retour au bercail. Beatrice est fière, aujourd'hui, de contribuer à la vie scientifique de la petite bourgade qui l'a vue naître. Ailleurs, elle n'aurait sans doute pas postulé, ne s'imaginant ni les épaules, ni le cœur, à diriger une équipe. Elle a pourtant fait acte de candidature et - plus grande surprise encore - a été retenue. Rares sont les membres de son équipe à savoir qu'elle est originaire d'ici, préférant faire valoir sa légitimité de chercheuse à son profil local.

Si l'on cherche à décrire Bea, donc, on emploiera bien des qualificatifs. Conflictuelle n'est, par contre, par l'un d'entre eux : rares sont les situations qui pourront l'amener à entrer dans un réel rapport de force. Bien sûr, ses choix - souvent spontanés - ne facilitent pas toujours les choses. Dans l'ensemble, pourtant, celles et ceux qui l'entourent s'en accommodent assez bien, et son naturel imprévisible séduit autant qu'il agace.
Dès lors, difficile pour elle de savoir comment se comporter avec son interlocutrice. Face à Beatrice, c'est un mur qui se dresse, et elle n'est pas dupe face au sourire emprunté de Sofia. Tandis qu'elle lui fait comprendre qu'elle peut se passer de sa présence, la directrice reste plantée là, étudiant ses options. Vaut-il mieux l'ignorer et espérer que tout ça passe, ou éclaircir directement la situation ? Cette deuxième solution a sa préférence, bien sûr. Tant et si bien que lorsque sa collègue l'interpelle (non sans une once de sarcasme), elle décide de se lancer : advienne que pourra. "Actually, yes, I do", répond-elle, croisant mécaniquement les bras devant sa poitrine. S'apercevant de son geste, elle les déplie pour glisser les mains dans les poches de son jean, soudain bien trop consciente de ce corps qui finit par l'embarrasser. "Listen, I'm not blind : I know you don't like me. The thing is, we 're gonna have to work together for a while."

L'endroit est sans doute le plus mal choisi pour avoir cette conversation, à la lumière d'un néon blafard, crépitant par intermittence. Pourtant, le pavé est jeté dans la mare ; le plus dur sera, sans doute, de ramener la paix à la surface de l'eau. "Do you wanna go get a drink and you know, talk it out somehow ? I'm sure your work can wait for tomorrow." Bea lance un sourire timide en direction de Sofia, espérant qu'elle saura se saisir de cette modeste proposition d'enterrer la hache de guerre.

Dans une autre situation, et si Sofia n'en avait déjà pas décidé autrement, elle se serait sans doute entendue avec Beatrice Ainscoe. Après tout, elles font le même travail, dédient toutes les deux leur vie au Centre et sauvent des animaux dans leur temps libre. Mais non, parce qu'il a fallu que Beatrice vole ce que Sofia pense lui être du. And the rest is history. Chacune de son côté avec des échanges brefs et polis lorsqu'elles se croisent et rien d'autre. Sauf que Beatrice a soudainement changé d'avis et ne semble plus satisfaite par leur accord tacite.

Un œil toujours rivé sur les dizaines de feuilles qu'elle a encore à lire, Sofia écoute la Ainscoe silencieusement et ne laisse s'échapper qu'un roulement d'yeux lorsqu'elle déclare savoir que Sofia ne l'apprécie pas. No shit, ce n'est pas comme si Sofia avait véritablement essayé de le cacher. Supérieure ou pas. Beatrice avait aussi du remarquer que Sofia préférait même la présence de Mike, l'arrogant soigneur qui essayait - malgré ses nombreux refus - de la séduire depuis des années, à la sienne. Et Sofia a Mike en horreur parce que, en plus d'être sexiste, il est aussi homophobe. Rien que ça en dit long sur la place qu'a Beatrice dans le cœur de Sofia. "I'm not saying that what you've said is true, but what do you suggest we do then? Hypothetically speaking." ne peut s'empêcher d'ajouter Sofia ; après tout, même si Beatrice n'a pas l'air du genre à la renvoyer, elle ne peut pas vraiment avouer son aversion pour la brune. Toute son attention est à présent sur la brune, qu'elle n'aperçoit pas bien à la lumière d'une seule ampoule qui arrive à sa fin de vie. Ses yeux la trahissent un instant pour suivre les mouvements de Beatrice avant de s'écarquiller dans leur surprise. Elle qui se décrit toujours comme étant impassible en toutes circonstances, c'est raté cette fois-ci. "I'm sorry, what?" exclame-t-elle avant de reprendre ses esprits, chassant les premières pensées qui lui sont venues à l'esprit. C'est décidé, Beatrice a totalement perdu la tête. "Um, I still have a lot of work to do," offre-t-elle plus calmement, accompagné d'un sourire - définitivement - crispé et d'un léger froncement de sourcils. Avant d'ajouter "But if my boss tells me it can wait, I guess it can." - parce que, de toute évidence, Sofia aussi a perdu la tête. Ne serait-ce qu'envisager la possibilité de sortir avec Beatrice of all people, la Sofia d'il y a dix minutes serait la plus surprise d'entre toutes. Mais Sofia aperçoit la sincérité dans le sourire et le ton de Beatrice et malgré ses résolutions d'il y a quelques semaines, décide qu'elle n'a rien à y perdre. Au contraire, elle pourrait y gagner de garder son travail. C'est ce qu'elle se dit en tout cas, lorsqu'elle rassemble son dossier en une pile ordonnée et commence à rassembler ses affaires. "Do you have somewhere in mind?" lui demande-t-elle, se risquant un rictus presque amusé lorsqu'elle la voit à la même place qu'au début de leur conversation, n'ayant pas bougé d'un poil.

"You two should get along well", avait affirmé le Dr Rhodes, précédente directrice du Center for Coastal Studies, lorsqu'elle avait présenté Sofia à Bea. Ça tenait presque de l'évidence que ces deux-là avaient tout pour s'entendre, partageant le même amour du métier et de la tâche bien accomplie. Autrefois, cela valait à Beatrice le surnom d'Hermione Granger ; peut-être était-ce aussi le cas de Sofia. Cela ne serait pas surprenant, tant leurs similitudes sont frappantes. Est-ce pour ça, alors, qu'elles ne parviennent pas à s'accorder ? Est-ce qu'il est trop pénible pour elles d'être confrontées, sans cesse, à cette alter ego miroir ?
La froideur régnant entre les deux femmes est, bien sûr, rapidement devenue un sujet au sein de l'équipe. Et c'est en partie pour faire taire les mauvaises langues que Bea a souhaité tirer un trait sur cette situation conflictuelle. Ce n'est pourtant pas la seule et unique raison, et elle aurait tout aussi bien pu se contenter de ne pas écouter les rumeurs et les bruits de couloirs. Quelque chose d'autre la pousse vers Sofia, sentiment d'un possible encore inconnu. Sans doute l'effet suggestif de toutes celles et ceux qui les prédisaient meilleures amies, se dit-elle, tout en ne comprenant pas encore réellement pourquoi. Pourquoi elle s'est arrêtée, ce soir, devant cette porte.

Face à la réticence de son interlocutrice qui déjà, proteste et se cache derrière sa quantité de travail, Bea ne peut retenir un sourire en coin. "Also, free food ?", glisse-t-elle, non sans un soupçon de provocation. Ne lui a-t-on pas dit un jour que tout le monde peut être acheté avec un dîner ? Finalement, l'inattendue réponse franchit les lèvres de Sofia, non sans difficulté ; comme un geste douloureux qu'elle se refuse à faire. Pourtant, c'est bien une approbation qu'elle lâche. L'envie de pousser sa collègue dans ses retranchements traverse Bea plus d'une fois, mais elle se garde bien de commenter, et se satisfait pour l'heure de sa maigre victoire.
"Great !" réplique Beatrice simplement, tentant de ne pas savourer son triomphe trop ostensiblement (tout en n'en pensant pas moins). La réponse positive lui colle malgré tout un sourire sur le visage dont elle semble incapable de se départir : peut-être n'y croyait-elle pas réellement, en faisant sa proposition.

"Do you have somewhere in mind?" La question de Sofia la ramène, une fois de plus, à la réalité : c'est à elle, maintenant, de trouver l'endroit qui accueillera leur entrevue. Bien sûr, elle n'y a pas pensé une seule seconde, intimement persuadée que cette confrontation n'aurait pas lieu. Très vite, elle improvise, et brode une vérité à partir des conversations entendues autour de la machine à café. "Well... how do you feel about Pepe's Wharf, by the beach ? I hear they have great cocktails." Elle hausse les épaules d'un air interrogateur. "And dinner, of course", ajoute-t-elle avec un air amusé, en référence à sa remarque précédente. Toujours plantée dans le cadre de la porte comme vissée au sol, Bea regarde Sofia ranger méticuleusement ses documents. Elle ignore ce qu'il adviendra du reste de la soirée, mais une chose est certaine : il y aura un avant et un après.

Finalement, l'offre d'un dîner est ce qui la fait répondre par l'affirmative à Beatrice. Envers et contre tout ce qu'elle s'est toujours dit sur sa patronne, Sofia ne résiste pas plus que deux minutes à la proposition d'une soirée avec la Ainscoe et la discussion qui, sans aucun doute, les attend. Un choix qu'elle regrettera probablement mais que, sur le moment, est battu par la perspective d'un repas gratuit - parce qu'elle compte bien faire payer Beatrice. Après tout, c'est elle qui est à l'origine de cette étrange soirée qui se dessine devant elles et Sofia est bien décidée à tester jusqu'où sa sincérité va. Mais à en juger par l'enthousiasme, même dissimulé, que montre Beatrice lorsque Sofia cède enfin, il semblerait que Sofia soit la seule qui regrettera sa décision à la fin de la soirée. La hache de guerre est loin d'être enterrée mais cette soirée pourrait être le premier pas dans cette direction. Or is it?

Loin de se presser, Sofia place une à une ses affaires dans son sac tout en écoutant ce que Beatrice lui propose. Pepe's Wharf est l'un des hauts lieux de Cape Cod et Sofia y a fait une ou deux soirées lorsque des ami.e.s de Stanford lui avait rendu visite ; il est vrai que leurs cocktails étaient particulièrement bons. L'idée de faire ramer un peu plus Beatrice lui traverse l'esprit et Sofia est à deux doigts de choisir cette option avant les cocktails de Pepe - délicieux et qui lui font envie depuis que Beatrice a lancé l'idée - ne l'emportent et qu'elle acquiesce d'un hochement de tête. "I hope you're ready to be a real gentlewoman tonight and put your manager's salary to use." Comme à son habitude, sa voix est dénuée de chaleur mais la provocation derrière ses mots indique à Beatrice qu'elle plaisante - autant que le peu Sofia dans cette situation. Après avoir enfilé sa veste pour se protéger de l'air frais d'un printemps dans le Massachussets, Sofia se dirige vers la porte où se trouve toujours Beatrice avant d'hausser un sourcil lorsque celle-ci ne bouge pas. "Mind moving out of the way? I believe a free dinner is expecting me and I'd rather eat it before 10." déclare-t-elle avant de chasser Beatrice d'un geste des mains et de cacher le sourire - réellement amusé cette fois-ci - qui s'affiche sur ses lèvres. Elle suit la brune de près, ne s'arrêtant que pour fermer le bureau à clé jusqu'à l'extérieur du centre. Le vent plein d'embruns les accueille d'une bourrasque qui soulève leurs deux chevelures et Sofia frissonne ; elle était décidément mieux au chaud avec ses documents et la migraine qui pointait le bout de son nez. "Come on, lead the way." Les mains enfoncées dans les poches de sa veste et les cheveux virevoltant dans tous les sens, Sofia se met en marche d'un pas décidé sans réellement attendre Beatrice et sans réellement savoir où elle va - Sofia et le sens de l'orientation n'étant pas les meilleurs des amis. "This should be fun." marmonne-t-elle en observant la brune trottiner pour la rattraper.